Souveraineté européenne : l’expression est dans toutes les bouches depuis plusieurs semaines alors que notre ordre mondial, bâti après la fin de la Seconde Guerre mondiale, vient d’être balayé d’un revers de main par Donald Trump. Chacun en convient désormais : l’affrontement américain avec la Chine, elle aussi expansionniste, et le rapprochement stratégique possible avec la Russie, toujours agressive, menacent de fait le modèle économique, social et démocratique européen.
Tribune de Loïg Chesnais-Girard, Carole Delga et Stéphane Le Foll publiée dans La Tribune Dimanche
Dans ce moment, inédit dans leur histoire, les Européens doivent bâtir leur propre destin, avec lucidité et responsabilité. Et admettre que l’enjeu de souveraineté est protéiforme et demandera des investissements sans précédent. Militaires, bien entendu. Industriels, absolument. Énergétiques, obligatoirement. Mais un autre piler est indispensable : la souveraineté alimentaire, tant l’« arme » agricole est devenue stratégique.
Il nous faudra également agir au plus vite. La réduction des surfaces cultivables en Europe, la baisse des exportations et donc en miroir notre plus grande dépendance aux importations, l’âge moyen des agriculteurs de l’Union (seuls 12 % ont moins de 40 ans) et la difficulté à leur garantir un revenu décent, l’absence de réciprocité des normes dans les traités actuels de libre-échange, font peser de sérieuses menaces sur l’avenir de notre agriculture qui, rappelons-le, était un des piliers de la fondation européenne avec l’acier.
Il n’y a pas de fatalité ! À condition qu’une nouvelle ambition soit clairement posée par les États membres de l’Union : refaire de l’Europe un continent de production, avec un modèle de développement plus durable, garantissant la préservation de notre environnement et une alimentation de qualité accessible à tous. « Produire plus et mieux », tel doit être le nouveau mantra européen, en redéfinissant une vraie place pour l’agriculture dans notre économie, et donc une vraie place à nos agriculteurs dans notre société.
Cette ambition doit guider les actuelles négociations sur le financement de la prochaine politique agricole commune (PAC) dont le budget doit être a minima sanctuarisé et ainsi correspondre aux enjeux du moment, alors que la Commission européenne évoque toujours « une flexibilité » budgétaire à rebours de l’Histoire.
Un cadre européen plus fort, c’est notamment le maintien des deux piliers de la PAC des aides plus liées à l’emploi qu’à la surface, une régulation réelle pour des prix justes et stables, des investissements pour la transition écologique, l’installation d’agriculteurs et l’accompagnement des territoires les plus en difficulté.
Cette nouvelle ambition européenne concerne au premier chef la France, qui possède la plus grande surface agricole d’Europe. Là aussi, il s’agit d’être au rendez-vous de l’Histoire alors que les conséquences du changement climatique impactent durement les territoires méditerranéens et ultramarins, que l’accès au foncier est toujours plus difficile et que la dépendance aux intrants importés comme les engrais, les protéines végétales ou l’énergie pénalise lourdement nos exploitations agricoles.
Là aussi, lucidité et responsabilité doivent être les maîtres mots, en écartant d’emblée ce débat mortifère entre les tenants de la dérégulation à tous crins et les champions de l’interdiction tous azimuts. Si nous voulons que la souveraineté alimentaire ne soit pas qu’un slogan, il faut bien s’entendre sur les moyens d’y parvenir : des terres agricoles en plus grand nombre, des ressources naturelles préservées et notamment l’eau en quantité suffisante, des femmes et des hommes pour cultiver.
Ce postulat admis, il faut choisir un chemin cohérent : nous proposons celui de l’agroécologie, seule à même de répondre aux conditions vitales d’une agriculture plus durable, plus résiliente pour le climat, plus rémunératrice pour nos agriculteurs. Elle vise des exploitations de taille moyenne, productives et transmissibles, et des filières organisées appuyées sur le modèle coopératif. Elle garantit l’exploitation durable des moyens de production : l’eau, le sol, la biodiversité. Elle assume l’accompagnement des transitions et la régulation des marchés par la puissance publique…
Dix ans après la loi d’octobre 2014 qui avait ouvert la voie à l’agroécologie à la française, il est urgent de lui donner un second souffle. Parce que souveraineté rime avec volonté et progrès, nous pouvons, nous devons rassembler les forces vives de l’agriculture, l’ensemble de la société autour de ces objectifs concrets et réalistes, car notre avenir dépendra aussi du contenu de notre assiette.