Menacés par la Russie de Vladimir Poutine comme par leur ancien allié américain, les pays européens n’ont plus d’autres choix, pour assurer leur sécurité et leur survie, que de faire de l’UE une puissance politique, militaire et économique, plaide l’élu de gauche, dans une tribune au « Monde ».
Par Raphaël Glucksmann, député européen (S&D), coprésident du mouvement Place publique.
La terre se dérobe sous nos pieds et nous marchons tels des somnambules vers l’abîme. Donald Trump reprend mot à mot la propagande russe et choisit Vladimir Poutine contre l’Ukraine et l’Europe ; Elon Musk et [le vice-président américain] J. D. Vance voient nos démocraties comme des ennemies à abattre et mettent la puissance américaine au service des extrêmes droites européennes les plus poutinistes ; les services de sécurité allemands comme danois prévoient une guerre russe sur le sol de l’Union européenne (UE) avant 2029 ; les Baltes et les Finlandais creusent des tranchées : que nous faut-il de plus pour éprouver enfin l’ébranlement commun qui seul permet les grands sursauts ?
Quelques jours auront suffi à tourner la page de quatre-vingts longues années d’histoire, sous nos yeux éberlués. L’alliance géopolitique la plus puissante du monde s’est retournée comme un gant et le parapluie américain – qui nous protégeait depuis 1945 et nous vassalisait en nous protégeant – s’est refermé. Ce que nous vivons n’est pas un mauvais moment à passer ou un simple tournant à négocier, c’est une rupture telle que nous n’en avons pas connu de notre vivant. Si nous ne nous réveillons pas maintenant de notre long coma stratégique, cela voudra simplement dire que nous aurons consenti à notre effondrement.
Disons-le clairement : l’appartenance à l’OTAN n’assure plus la sécurité des nations européennes. Qui peut sérieusement croire qu’un homme comme Donald Trump activera l’article 5 de l’Alliance – cet article d’assistance mutuelle sur lequel repose la paix en Europe occidentale depuis 1949 – si un pays membre est attaqué ? Qui peut réellement penser que cette administration américaine portera secours à la Lettonie, à l’Estonie ou à la Pologne lorsque les troupes russes franchiront leurs frontières ? Personne. Et surtout pas – c’est l’essentiel – Vladimir Poutine.
Jamais la menace d’une guerre à l’intérieur des frontières de l’UE et de l’OTAN n’a été aussi élevée et, c’est lié, jamais nos capacités de dissuasion n’ont été aussi faibles.
L’UE sera écrasée et démembrée si elle ne devient pas en quelques mois la puissance politique, militaire, économique, souveraine et intégrée qu’elle n’arrive pas à être depuis des décennies. Les petits pas qu’affectionnent ses dirigeants – que rien ne prédestinait à faire face à une situation aussi grave – ne suffiront plus, il faut un saut de géant.
Le déni et le refus d’obstacle sont des tentations fortes dans les chancelleries et au sein de nos sociétés, mais nous n’avons plus ni le luxe ni le temps de la cécité ou de l’hésitation. Nous avons encore aujourd’hui, mais plus pour longtemps, les moyens de tenir tête si nous le décidons : notre continent reste riche, développé et relativement stable. Rien d’autre que notre absence de volonté et de courage politiques ne nous place dans une telle situation de faiblesse stratégique.
Il s’agit donc de trouver en nous, en chacun de nous, les ressources morales et la force mentale de changer notre rapport au monde. Et il s’agit pour les dirigeants européens, en étroite coordination avec nos alliés britanniques et canadiens, d’annoncer rapidement un plan à court et moyen terme de protection de nos nations et de sauvegarde de nos démocraties. Ce plan doit partir d’un constat réaliste – déléguer notre sécurité aux Etats-Unis de Donald Trump est suicidaire – et proposer des mesures immédiates ainsi qu’un cap intangible pour les années à venir.
Tout commence par l’Ukraine, notre première ligne de défense. Mettons fin à la pusillanimité et à l’indécision dont nos dirigeants font preuve depuis le 24 février 2022 et augmentons drastiquement les fournitures d’armes européennes à Kiev, l’effort le plus massif à produire reposant en particulier sur la France, l’Allemagne et l’Italie qui jusqu’ici ne sont absolument pas à la hauteur. Dans le même mouvement, saisissons les 200 milliards d’euros d’avoirs publics russes gelés dans nos banques et affectons-les au soutien militaire et financier à l’Ukraine, pour marquer la durabilité de notre aide et le caractère irrémédiable de notre rupture avec le régime russe.
Ces deux actes forts enverront un message limpide au Kremlin et à la Maison Blanche : vous ne pouvez pas nous traiter comme la Tchécoslovaquie de 1938 [lors des accords de Munich] car nous avons les moyens et la volonté de soutenir la résistance ukrainienne aussi longtemps et aussi puissamment qu’il le faudra. Voilà la seule manière de nous imposer et d’imposer le président Volodymyr Zelensky à la table des négociations face à Trump et à Poutine.
Dans la foulée, lançons un emprunt commun de 500 milliards d’euros pour la défense européenne, en nous assurant que cet argent ne financera plus l’achat [d’avions] F-35 ou de [missiles] américains ATACMS, désactivables à distance, mais le développement rapide de la base industrielle européenne. Pour coordonner ces dépenses massives et mettre en place ce « Buy European Act », la Commission européenne se transformera en centrale d’achat et d’investissement comme elle a su le faire pour les vaccins au moment du Covid-19. Au nom de quoi ce qui fut fait dans la hâte face à une pandémie ne pourrait l’être à nouveau pour sauver la paix et la sécurité en Europe ?
La France, seule puissance dotée de l’arme nucléaire de l’UE et première industrie de défense du continent, a un rôle historique à assumer si elle a encore souvenir de ce « pacte vingt fois séculaire » dont parlait le général de Gaulle, qui lie sa grandeur à la liberté du monde. L’annonce non suivie d’effets d’Emmanuel Macron, le 13 juin 2022 [lors de sa venue au Salon de la défense Eurosatory, à Villepinte, en Seine-Saint-Denis], sur le « passage en économie de guerre » de la France et de l’Europe ne doit plus être un slogan creux, mais une politique nationale. Chacun aura alors le devoir de passer ses certitudes au crible de la nouvelle donne sécuritaire.
Le travail doit reprendre sa place au cœur de notre contrat social pour produire en un temps record les outils de l’autonomie stratégique européenne. La taxation continentale des plus hauts patrimoines ne doit plus être vue comme une lubie gauchiste, mais comme un mécanisme d’autodéfense de nos démocraties menacées. La transition énergétique ne doit plus être perçue comme punitive, mais comme la condition sine qua non de l’indépendance européenne face aux puissances fossiles russe et américaine.
Ce grand plan de sauvegarde de la paix et de la démocratie en Europe, c’est symboliquement depuis Kiev – là où se décide l’avenir de notre continent – que [la présidente de la Commission] Ursula von der Leyen devrait l’esquisser, lundi 24 février [lors de son déplacement en Ukraine à l’occasion des trois ans de l’invasion russe].
Je ne sais pas si les dirigeants européens seront à la hauteur du moment que nous traversons. Mais, après vingt ans passés à alerter en vain sur la menace qui grandit à nos portes, ce que je sais, c’est que nous ne pouvons pas fuir plus longtemps devant la vieille question d’Hamlet : être ou ne pas être ? Etre Européens, enfin, ou mourir ? Etre souverains ou disparaître ? La place de chacune et de chacun dans l’histoire de nos nations respectives se joue dans les jours et les semaines qui viennent. Rien d’autre ne comptera si nous perdons cette grande bataille pour la démocratie et l’Europe. Soyons prêts à la mener jusqu’au bout.
Raphaël Glucksmann