« Aujourd’hui le fléau du narcotrafic est plus important que le terrorisme » déclarait sur France 2, le 27 janvier 2025, l’ancien procureur de Paris, François Molins. Désormais répandu sur tout le territoire y compris dans les campagnes, le commerce de stupéfiants relève d’une criminalité organisée internationale, puissante et moderne qui brasse des sommes considérables et a entamé un bras de fer avec les Etats républicains.
Dans le quartier nîmois de Pissevin, théâtre en 2023 de règlements de comptes entre bandes de trafiquants, la médiathèque fraîchement rénovée a été fermée et sera détruite, parce que squattée par des dealers. Délogés par la police, ils y retournent systématiquement. Employés et usagers ont fini par déserter.
A Arles, un mur immense a été érigé pour séparer une école d’un haut-lieu de vente de stupéfiants. A Marseille, un laboratoire d’analyse mandaté par la justice pour des analyses toxicologiques sur des consommateurs de drogue a été brûlé. A Saint-Ouen, quatre classes d’une école annexe ont dû être provisoirement déplacées après un vote des parents lassés de marcher sur « un boulevard du deal » au moment de récupérer leurs enfants… Autant d’espaces publics conquis et contrôlés par les trafiquants au détriment du service à la population.
La France compte trois fois plus de points de deal que de McDo… L’OFAST (1) en recense ainsi 4 500 pour les seules zones urbaines, contre moins de 1 500 en 2017.
Dans le quartier Bagatelle collée au périphérique toulousain, trois sont répertoriés, et même quatre le vendredi soir à l’heure de pointe. Entre deux longues barres HLM aux parvis bétonnés et aux parkings bitumés, le plus ancien se trouve tout proche d’une crèche devant laquelle, sacs de course à la main, deux dames bavardent tranquillement avec la Directrice et une maman, bébé sur le bras. A quelques mètres d’elles, une voiture s’arrête, moteur ronronnant, sur la chaussée de la rue droite et étroite. Un jeune en sweat noir à capuche sort d’une cage d’escalier de la barre voisine et se dirige vers le véhicule. Le conducteur ouvre la vitre. Un billet d’un côté, un sachet de l’autre, deux signes de la main pour se saluer… La voiture redémarre. Les dames n’ont pas interrompu leur conversation pour observer la scène. A la question « est-ce tous les soirs comme ça ? », elles répondent d’un haussement d’épaule fataliste et d’un sourire narquois : « Plus personne ne s’étonne ici. Ils font partie du paysage ».
L’une d’elles désigne trois préados accoudés à deux fenêtres du bâtiment situé 50 mètres en amont. « Quand des voitures de police débarquent, ils préviennent. Les cages d’escalier et les parvis se vident en 10 secondes. Le point de deal se déplace d’une rue à l’autre si la police intervient deux trois fois » soupire, Liazid K, jeune professeur agrégé d’économie. Il a grandi « là-dedans » et vient un soir par semaine « suivre le travail scolaire » des enfants d’un pote resté dans la cité : « Je ne cautionne pas le trafic évidemment. Mais je peux comprendre la maman solo qui n’a pas emmené ses gamins à la mer depuis trois ans, qui reçoit la pension alimentaire un mois sur deux, qui le 15 du mois se prive du repas du soir : quand elle voit deux billets de 50€ venus de nulle part sur la table de la cuisine, elle est tentée de fermer les yeux. Pareil pour le chauffeur-livreur smicard à qui un ami demande de mettre un carton de plus dans le camion au milieu de ceux qu’il doit livrer à l’autre bout de l’agglo et de le déposer en route à un endroit précis… C’est vrai, quelques-uns vivent confortablement de ce trafic quasi-public mais pour le dealer, le transporteur, le guetteur de base, c’est en mode survie ».
De l’avis des amis d’enfance de Liazid pourtant, les « drive du shit » du quartier tournent moins qu’il y a cinq ou -dix ans. Certains jours, la contrebande de cigarettes prend même le dessus.
« Les ados en capuche au pied des tours dans les cités, les guetteurs de 13 ans, ce sera bientôt du passé dans les métropoles et même les cités. Les petits trafiquants locaux vendent en ligne et se délocalisent volontiers vers les communes de banlieue, les petites villes et les départements voisins pour éviter les descentes de police et aussi les guerres de territoires. Cela complique la tâche des enquêteurs. » observe ce Commandant de section de recherche de la gendarmerie récemment retraité. Les opérations « place nette XXL » ponctuelles menées par les Préfets depuis deux ans pour dégager les points de deal relèvent donc plus de la communication que de l’action efficace. Elles apaisent des bouts de territoire quelques jours. Le temps pour le trafic de se réorganiser ailleurs ou différemment.
L’ancien Commandant se souvient de sa dernière audition d’un clan familial de dealers démantelé au mois de septembre 2024 : « La mamie de 70 ans stockait les paquets chez elle dans un pavillon de lotissement tranquille au nord de Toulouse ; l’un des fils manageait le business depuis son « city magasin » sous enseigne respectable ; une de ses sœurs s’occupait du compte Whatsapp des clients avec parfois des offres du type “ une dose gratuite pour cinq achetées” ; le beau-frère se rendait chez les fournisseurs à Marseille, à Paris ou au Havre et enfin l’autre sœur s’occupait des trois livreurs, cousins ou amis d’enfance, chargés de sillonner les communes de banlieue toulousaine où résidaient les clients. Ils utilisaient des trottinettes électriques offertes par le boss plutôt que des voitures et motos : ça évite les contrôles et les plaques d’immatriculation. On les avait arrêtés fortuitement quand, lors d’une livraison, un de ces jeunes a été gravement blessé dans un accident de trottinette sur lequel une brigade est intervenue. Cinq sachets de coke dans le sac à dos du jeune homme. Franchement, s’ils utilisaient cette capacité d’organisation, cette énergie pour créer une entreprise dans un secteur légal, leur boîte aurait prospéré ».
Ces « auto-entreprises » locales de rue ou sur boucles numériques sont le dernier maillon d’une chaîne planétaire au bout de laquelle règnent les cartels essentiellement basés en Amérique du Sud, de moins en moins en Asie du sud-est. Ces « barons » de la drogue fonctionnent comme des multinationales : réseaux de cultivateurs (400 000 planteurs de cannabis au Maroc, 150 000 de Coca en Colombie), usines de raffinage, « services » de logistique dans les ports et les réseaux de transport. Pour laver les millions d’euros et de dollars amassés, ils investissent dans l’immobilier, les machines à sous, le secteur des loisirs. Du global au local comme le disait un slogan des années 2000, les « petits » ont adopté un modèle similaire à l’échelle territoriale avec notamment des commerces de proximité aux chiffres d’affaires gonflés (épiceries, ongleries, garages, restauration rapide…).
La proposition de loi des sénateurs Jérôme Durain et Etienne Blanc adoptée le 2 avril par l’Assemblée nationale en première lecture intègre des dispositions contre ce blanchiment de proximité. Elle prévoit également la création d’un parquet dédié sur le modèle de la lutte terroriste.
Le législateur devra aller plus loin face au système de corruption sur lequel repose ce trafic.
Selon Transparency International, les sommes considérables amassées permettent aux têtes de réseau d’acheter complicités ou neutralité chez des acteurs privés comme publics dans les pays expéditeurs comme dans les pays clients. Rien qu’en France, le chiffre d’affaires estimé par l’OFAST gravite autour de 6 milliards d’euros, l’équivalent de la fortune du « baron de la drogue » mexicain Joaquín Guzmán dit « El Chapo ».
Du patron des douanes des pays expéditeurs aux dockers des pays de livraison en passant par les cadres et ouvriers des usines et les quartier-maîtres des navires, les cartels achètent, intimident ou suppriment tout ce qui peut favoriser ou entraver leur commerce. Les caïds locaux appliquent la méthode sur leurs petits territoires en payant ou en menaçant des fonctionnaires, des gardiens de prison et même des élus locaux.
Si ce grand banditisme planétaire prospère, c’est que l’usage de substances illicites progresse quasiment partout dans le monde. « L’éléphant au milieu de la pièce que l’on sous-estime, c’est la consommation massive. Le marché est en croissance, les organisations criminelles s’organisent avec toujours plus de moyens pour l’alimenter » avance le politologue Jérôme Fourquet dans un article pour la Fondation Jean-Jaurès. Pour le journaliste Frédéric Ploquin, spécialiste du sujet, « le Ministère de l’économie se félicite de la forte hausse des quantités saisies au port du Havre, 750 kilos en 2019, 10 tonnes en 2022, 14 tonnes en 2024. C’est de la com. La réalité, c’est que les cartels expédient de plus en plus de coke pour les attentes du marché français ». La France est devenue le premier marché en Europe : la cocaïne s’y monnaye à 25 000 euros le kilo pour un coût de fabrication de 650 euros à la sortie de la Colombie
La solution ne peut donc résider dans le tout répressif. La bataille clé doit être menée sur les champs sanitaires et sociaux. « Prendre de la cocaïne, ce n’est pas tout à fait comme prendre l’apéro » témoigne Dimitri Zoulas, le patron de l’OFAST dans Le Monde. Malgré les travaux incontestables des addictologues sur la nocivité de toutes les drogues, (du cannabis aux produits de synthèse), le caractère « festif » ou « récréatif » est ancré dans l’esprit des consommateurs. Faute de vraies campagnes de sensibilisation dotées de gros moyens, ils restent sourds aux alertes sur les dangers pour leur santé, indifférents à la notion d’illégalité, insensibles à leur complicité passive avec la pègre. Une double d’indépendance s’installe insidieusement : le consommateur se drogue pour s’évader d’une détresse mentale, le dealer vend pour amortir sa galère sociale…
Le nombre d’intoxications et de décès liés à cette substance a doublé entre juin 2022 et juin 2024 révèle l’Observatoire de la Santé. Quelque 3,7 millions de personnes en ont déjà consommé selon une estimation « minimale » de l’OFDT. Plus d’un million en achètent régulièrement et ce sur tout le territoire. Cette explosion de la demande oblige les trafiquants à recruter et à étendre les territoires de deal. Sur les 82 000 détenus des prisons françaises, 19 000 ont été condamnés ou attendent un procès dans une affaire liée aux « stups ». « Les stupéfiants sont devenus le carburant d’autres formes de criminalité ou de délinquance : « trafic d’armes, assassinats, délits de coups et blessures, les violences intrafamiliales, accidents corporels de la circulation » observe Dimitri Zoulias. Le narcotrafic est devenu une arme massive de déstabilisation des Etats de droit.
Une politique globale de lutte contre le narcotrafic ne peut négliger aucun levier, ni les actions de la justice, de la police, des douanes, ni la mobilisation citoyenne contre l’usage de substances toxiques et le traitement des injustices sociales par les gouvernements.
Les moyens à déployer doivent être à la hauteur de ce combat qui dépasse la tranquillité publique. Car l’objectif de ces organisations criminelles, c’est bel et bien de déstabiliser et d’affaiblir la République pour étendre leurs narcotrafics et amasser encore plus d’argent sale…
L’équipe de La République en Commun
(1) Organisme central qui chapeaute les brigades des stupéfiants de la police et de la gendarmerie.